Cette contribution témoigne de la complexité des différents statuts, rôles et places qu’un·e chercheu·r·e peut être amené·e à endosser et combiner dans une approche ethnographique, au fil de la collecte de données, en négociation constante avec ses partenaires de terrain.

 

Quand l’observation dérape

Caméra à l’épaule, j’amorce, dans l’un des restaurants-écoles de l’institut de formation qui constitue mon terrain de recherche, l’observation filmée de dix étudiants débutant leur formation pratique au métier de service en restauration, parmi lesquels Pau, Jea, Mat et Dim. Ils en sont à des stades différents du service de leurs tables respectives, qu’ils préparent activement à l’office en cuisine, lorsque Pau m’interpelle soudainement à propos des feuillets du bon de commande qu’elle tient en main, en initiant l’échange suivant :

- Pau : Donc, le bleu, non le blanc, je l’donne au chef ?

- Moi : Le bleu aimanté sur le tableau, oui.

- Mat (me passe devant et me demande) : C'est bon Céline, je mets les toasts sur les serviettes ? (je réponds par un hochement de tête affirmatif).

- Dim (hors champ, à gauche, me demande) : Les apéritifs, je dois les amener sur plateau ?

- Moi : Oui.

- Pau (revenant vers moi) : Euh, est-ce que du coup les amuse-bouches il faut les faire marcher dès maintenant ou pas ? […]

Comment, alors que je filmais les interactions de service, me suis-je retrouvée dans cette situation de participation à l’échange observé ? Avais-je d’autres possibilités que de répondre aux sollicitations des apprentis-serveurs ? Quelles conséquences tout cela peut-il avoir sur la validité des données et sur leur analyse ?

Rembobinons le film…

Chercheuse et cetera

En commençant mon terrain, je pensais que j’aurais à assumer un seul statut et rôle :celui de chercheuse, dédié à observer et analyser les pratiques de formation et interactions de service en restauration. Cependant, la collecte de données, le travail d’analyse, et la réorientation des modalités et finalités assignées à mon étude m’ont amenée à assumer et combiner plusieurs autres statuts et rôles sur le terrain : étudiante, assistante formatrice, serveuse expérimentée, ingénieure de la formation et formatrice.

Quand et comment ai-je dû endosser ces différents rôles ? 

Afin d’expérimenter de l’intérieur les enjeux et difficultés dont relevaient l’enseignement/apprentissage et l’exercice du service en restauration, et pour gagner confiance et légitimité de la part des protagonistes observés en faisant mes preuves dans la conduite de l’activité, j’ai été initialement intégrée comme étudiante lambda à un groupe de novices de première année du cursus de licence professionnelle (bachelor) que j’étudiais. Je conduisais donc une observation participante des enseignements, tout en étant moi-même formée au service en restauration dans trois restaurants-écoles de l’institution. 

En tant qu’étudiante-serveuse (restaurant-école gastronomique). © Céline Alcade

J’ai ensuite réintégré ces restaurants-écoles afin d’assister, cette fois comme simple observatrice, à la formation d’un nouveau groupe d’étudiants. Néanmoins, lors du premier jour, le  maître d’hôtel-formateur du restaurant-école gastronomique (Ric) me présente ainsi aux étudiants :

« Je vous présente Céline, à son premier passage elle était comme vous, elle a participé à la mise en place, elle a fait le service, le polissage, mais là Céline va nous filmer pour son travail de recherche ; à côté de tout ça, elle sait faire la mise en place, elle sait servir,  elle sait c’que j'attends dans l'organisation du service, elle sait prendre du pain et servir du pain, donc j'suis pas inquiet, (s’adressant à moi) Merci à vous ! ».

M’ayant formée et jugée opérationnelle, Ric me considérait désormais comme une ressource possible pour, comme assistante formatrice, guider les novices, et, comme serveuse expérimentée, contribuer à la réalisation du service. 

Le formateur me présente aux étudiants. © Céline Alcade

En conséquence, est survenue la situation décrite en ouverture de cette chronique : les étudiants m’ont abondamment sollicitée pendant que je les filmais, contrecarrant mon parti-pris d’alors de mener ma recherche sur l’activité de travail et de formation sans y prendre part. Dans ce type de situation, plusieurs possibilités s’offraient à moi : renvoyer les étudiants vers le formateur, continuer à filmer en ignorant les questions, filmer en y répondant (option choisie de manière intuitive), arrêter la caméra et sortir de mon rôle d’observatrice pour assumer celui de formatrice au risque de ne pas collecter assez de matériau pour l’analyse et de perdre la distance nécessaire à sa réussite. 

Après cette première journée d’observation, j’avais l’impression qu’en continuant ainsi mon corpus vidéo, « parasité » par les sollicitations d’étudiants et les contributions forcées à l’activité m’obligeant à compter parmi les protagonistes et donc à modifier les situations que j’étais censée observer, ne vaudrait rien. Néanmoins, en visionnant les rushes, j’ai réalisé que : 1) ces sollicitations rendaient particulièrement visibles les difficultés des novices, témoignant d’un besoin en formation ; 2) ayant été formée à la conduite de l’activité et à ses enjeux intégrée à un collectif, je ne pouvais m’en dissocier, m’exclure de l’activité de travail/de formation sans leur porter préjudice ; 3) accepter ces rôles (serveuse, formatrice) m’obligeait à une vigilance accrue sur les interactions de travail et de formation, me permettant d’en appréhender rapidement les enjeux, en restant activement connectée à l’activité, améliorant ainsi mes choix de prise de vue et mes capacités d’analyse. Ultérieurement, la lecture de Lallier (2011) m’a définitivement convaincue d’assumer ce positionnement : cet anthropologue invite le chercheur-ethnographe à assumer le fait de faire partie des interactions qu’il étudie, soulignant que les enjeux de l’activité d’un acteur observé sont généralement plus forts que ceux générés par la présence du chercheur.

A l’issue de l’année scolaire, j’ai exposé mes analyses et des pistes envisageables pour mieux former aux interactions de service à la direction et l’équipe pédagogique. Mon travail ayant été salué, j’ai été invitée à immédiatement endosser un rôle d’ingénieure de la formation et collaborer avec les formateurs pour faire évoluer les enseignements. Après modification du cursus de formation, j’ai alors été conduite à assumer un rôle de formatrice dans les enseignements implémentés ou modifiés, au sein de l’équipe pédagogique.

En tant que formatrice à l’analyse des interactions de service avec le formateur du restaurant-école F&B et un groupe d’étudiants. © Céline Alcade

Certains enjeux et prérogatives relatifs aux statuts/rôles que j’ai endossés sont parfois allés à l’encontre de celles/ceux des acteurs du terrain, montrant aussi entre eux des divergences. Ils se sont alors opposés ou ont résisté à certaines étapes du projet de recherche, entraînant des tensions et luttes de pouvoir que j’ai dû subtilement négocier pour limiter les conflits et préjudices éprouvés et pouvoir poursuivre mes travaux sans abîmer la confiance accordée, ni leur volonté de coopérer.

Chacun de ces statuts m’a rattachée à une clique, groupe social constituant un réseau particulier au sein de l’institution étudiée (Olivier de Sardan 1995) : les étudiants (novices), les intervenants extérieurs (du type consultants), les formateurs (personnel permanent). Ces différents tenants de l’activité de travail/de formation présentent des rôles, enjeux, codes et processus de socialisation, rapports à la formation singuliers, que j’ai expérimentés et appréhendés. Cette cumulation de statuts/rôles m’a fortement impliquée dans leur mise en tension, engagée dans des dynamiques paradoxales dures à tenir ensemble, au sein de rapports de place constamment négociés. Il m’a fallu trouver une posture intermédiaire, être suffisamment engagée pour conduire une analyse fine tout en gardant une distance propre à permettre l’objectivation.

Comment ai-je surmonté ces difficultés survenues dans la pratique ethnographique ?

L’alternance de statuts/rôles a souvent bouleversé les rapports hiérarchiques, rapports de places et de pouvoir au sein du collectif que j’avais intégré, remettant fréquemment en jeu des équilibres parfois fragiles sur un terrain qu’il fallait apprivoiser en consolidant la confiance établie et les repères sur lesquels celle-ci s’était fondée. Aussi, redistribuer constamment les cartes s’est avéré déstabilisant pour les acteurs impliqués, notamment ceux qui n’avaient pas demandé à ce qu’un chercheur intervienne dans leur environnement de travail (formateurs, étudiants).

Dans cette situation complexe, mon rôle de chercheuse a constitué une boussole, premièrement car tous les autres rôles en dépendaient : ma présence et mes actions sur le terrain se justifiaient uniquement parce que je conduisais une recherche, mission première et prioritaire. Deuxièmement, ce rôle avait une existence propre en dehors (des acteurs) du terrain, contrairement aux autres rôles. Il a néanmoins été fortement concurrencé par celui de formatrice, emblématique de ma démarche de sociolinguiste impliquée (Boutet, 2017) cherchant à produire un impact concret sur les pratiques sociales étudiées médiatisées par le langage, en l’occurrence ici à changer le regard porté sur les métiers de service et les compétences afférentes. Aussi, tenir ce rôle de chercheuse de façon centrale a nécessité une grande rigueur, particulièrement mise à l’épreuve dans la rédaction de la recherche.

Ma perspective interactionniste m’a également grandement aidée à cartographier mon terrain (répondre au fameux « que se passe-t-il ici ? » de Goffman, 1991 : 16) en documentant ces statuts/rôles (enjeux, positionnements, finalités) et les interactions dans lesquelles ils se co-construisaient, les tensions qu’elles généraient. Ces éléments se sont avérés, au final, particulièrement significatifs pour comprendre les processus étudiés.