Dans cette chronique, je racontre le processus qui m’a conduit à m’approprier un sujet de recherche proposé dans le cadre d’un contrat doctoral, notamment par la mise en place d’une démarche ethnographique critique.

Crédit : Wikipédia, Par Père Igor — Travail personnel, CC BY-SA 4.0

Covoitureuse : alors tu fais quoi dans la vie ?
Thésard : je fais une thèse
Covoitureuse : ah oui ? Une thèse en quoi ?
Thésard : en linguistique
Covoitureuse : ah super ! Et tu parles combien de langues ?
Thésard : pas tant que ça, en fait j’étudie surtout une langue en particulier 
Covoitureuse : et c’est sur quoi ta thèse ?
Thésard : sur la langue occitane, j’étudie les écoles qui apprennent l’occitan aux enfants, les Calandretas tu connais ?
Covoitureuse : ah mais oui, j’ai ma nièce qui est en Calandreta. Elle a 5 ans et elle chante des chansons en occitan c’est trop rigolo. Pourquoi t’as choisi ce sujet alors ? T’es un ancien élève ?
Thésard : non
Covoitureuse : et toi tu parles occitan du coup ?
Thésard : non
Covoitureuse : alors pourquoi t’as choisi ça ?
Thésard : j’ai pas vraiment choisi enfin, c’était un contrat de thèse, le sujet était comme ça et j’ai postulé… 

Représentation typique des bavardages qui ponctuaient mon quotidien pendant ma thèse, ce dialogue me renvoie à chaque fois la même sorte de gêne que j’éprouvais à expliquer mes motivations. Ils me faisaient immanquablement me questionner sur mon lien avec mon sujet et ma légitimité pour le traiter. En temps normal, le choix du terrain et de la thématique de recherche sont des moments importants de l’enquête. C’est une phase de questionnement où se croisent l’intérêt personnel et scientifique, la connaissance du terrain, l’intérêt de la direction de thèse… Un projet de thèse prend parfois plusieurs années à se dessiner. Dans mon cas, tout avait eu lieu bien avant mon implication. J’ai fait ma thèse dans le cadre d’un “contrat fléché”, c’est-à-dire que la thématique, le terrain et une partie de la méthodologie ont été décidés pendant la recherche de financement. C’est une situation doctorale de plus en plus courante et il m’a semblé intéressant de traiter dans cette chronique la façon dont j’ai vécu cette configuration. J’ai voulu m’interroger en particulier sur la manière dont le travail de terrain m’a permis de m’approprier le sujet.

Les débuts

Avant de tomber sur l’offre de contrat, je ne pensais pas faire une thèse. Je venais de terminer un Master en didactique du français langue étrangère et je me destinais à la coopération ou l’enseignement. Mais le sujet proposé a éveillé mon intérêt car il portait sur les politiques linguistiques et éducatives et les pratiques langagières minorisées. Le fait qu’il s’agisse du domaine occitan était plutôt secondaire dans mes motivations. Le sujet du contrat était : « l’évaluation d’une intervention glottopolitique concernant la valorisation et la sauvegarde du patrimoine occitan qui implique la Région, les mairies mais également des associations socio-culturelles et des acteurs sociaux » (extrait de l’offre de contrat). Cela impliquait d’analyser le rapport à l’occitan des différentes personnes impliquées, notamment l’évolution de leurs pratiques langagières et de leurs représentations.

J’ai postulé en essayant de montrer que j’étais le candidat ad-hoc, mettant en avant mon intérêt pour les questions de politique linguistique et les langues minorisées, ma formation à la recherche et ma qualité de « local » (je suis né et ai grandi près des trois villes concernées). J’ai finalement été recruté et il s’avère que ce dernier aspect a, entre autres choses, joué en ma faveur. J’étais vaguement familier du terrain tout en étant extérieur aux logiques partisanes occitanistes, ce qui était vu par mon encadrante comme le gage d’une plus grande objectivité. Cet aspect était important car le sujet des Calandretas est parfois assez clivant à l’intérieur du mouvement avec des « pro » et des « anti ». Certains membres du mouvement militant avaient reproché à une première enquête menée sur les Calandretas d’être trop négative alors que d’autres lui reprochaient un trop grand intérêt porté à ces écoles privées au détriment d’autres acteurs institutionnels de l’enseignement public. A cela s’ajoutait la méfiance de certains membres des Calandretas vis-à-vis des universitaires. La volonté de la part de l’université était plutôt de prendre de la distance avec ces débats, mais le simple fait de traiter des Calandretas pouvait être perçu comme une prise de position, ce dont j’ai dû me défendre. Cette volonté de distance et de neutralité m’a poussé vers une méthodologie à tendance quantitative. Je voulais accumuler des questionnaires et des entretiens car cela me paraissait, un peu naïvement, un moyen objectif d’évaluer l’impact de l’action des écoles.

À cette difficulté de positionnement s’ajoutait une grande insécurité scientifique. En effet, plus je parlais avec d’autres thésards et thésardes autour de moi, plus je me rendais compte que la plupart travaillaient sur un sujet qu’iels avaient choisi parfois dès leur master et leur légitimité semblait évidente.

L’entrée sur le terrain

L'enquête de terrain s’est révélée assez différente de ce que j’imaginais. Je m’attendais à des réticences ou de la méfiance de la part des acteurs et actrices du terrain, mais après les premiers contacts dans les écoles, je me suis rendu compte que c’était assez loin de la réalité. Partout j’ai été accueilli, aidé, et les enseignant·es comme les parents semblaient porter un vrai intérêt à ce que je pourrais découvrir. Mon premier réflexe fut de me dire qu’ils avaient tout intérêt à m’aider pour que mes résultats soient favorables à leur action, mais je n’ai jamais senti de pressions en ce sens. Dans l’environnement des écoles, en particulier chez les politiques locaux en lien avec l’éducation et la culture, le regard porté sur les Calandretas semblait plutôt bienveillant (sans pour autant soulever un intérêt démentiel). En fin de compte les seules petites résistances que je rencontrais venaient de l’intérieur du mouvement dans lequel certain·es exprimaient des réserves sur leur action. Mais même ces critiques me semblaient à la marge, relevant de conflits anciens à l’intérieur du mouvement militant opposant la branche universitaire portée par de R. Lafont à celle dite « populiste » portée par Y. Rouquette, proche des Calandretas. Conflit qui a perdu en intensité aujourd’hui notamment car R. Lafont à la fin de sa vie avait révisé ses positions sur les Calandretas. Ce changement coïncide d’ailleurs avec la première enquête des années 2000 dans la continuité de laquelle s’inscrit le contrat fléché en question.

J’ai rapidement pu avancer dans mon travail et récupérer des données. Avec ces progrès, la crainte disparaissait petit à petit et je commençais à entrevoir la fin de la thèse. Les résultats semblaient confirmer les hypothèses de départ, à savoir que l’enseignement immersif seul ne suffisait pas à faire des enfants des occitanophones actifs et actives à l’âge adulte tout en mettant en évidence l’importance de l’intégration à un réseau de locuteurices. Le temps dégagé par l’avancée de mon terrain m’a permis de réfléchir à d’autres aspects que j’avais laissés de côté. Je me demandais notamment pourquoi l’action occitaniste présentée comme “minoritaire”, militante, était aussi peu clivante socialement. Avant la thèse, j’avais plutôt l’image d’un mouvement assez politisé ayant croisé, plus jeune, des militants et militantes occitanistes proches de la gauche altermondialiste assez remonté·es contre la société. D’où venait ce paradoxe ?

L’appropriation du sujet

Finalement une partie de la réponse est venue de ma réflexion sur l’histoire de cette enquête, son contexte scientifique et institutionnel et d’une réflexion critique sur mon positionnement. La présence des termes « patrimoine linguistique et culturel occitan » dans le projet de recherche m’a interrogé car je le retrouvais à tous les niveaux de mon enquête, dans les discours des personnes rencontrées. Cette omniprésence m’a incité à effectuer des recherches et à me demander pourquoi et depuis quand les pratiques langagières étaient catégorisées comme un patrimoine ? J’ai donc commencé à lire pour retracer l’histoire des discours sur le patrimoine dans le champ de la défense des langues en danger et j’ai intégré l’analyse des discours institutionnels à mon travail. Cela a fait apparaître le fait que le progrès de cette catégorisation allait de pair avec une certaine forme de dépolitisation des discours sur les langues minorisées en France, participant à des progrès institutionnels mais aussi à leur relégation dans certains domaines sociaux bien définis. Cette perspective a permis d’enrichir la réflexion sur mon sujet et a fourni un éclairage nouveau sur des phénomènes que j’avais observés, notamment les différences entre les parcours des néo-occitanophones sortant de Calandretas. Cela a mis en évidence le fait que parmi les éléments déterminants de leurs pratiques, il y avait l’engagement personnel dans une activité de transmission du patrimoine professionnelle ou bénévole. Ce qui est directement en lien avec le statut « patrimonial » attribué à l’occitan.

Pour conclure…

Le contenu de ma thèse est donc le résultat d’un compromis entre les attendus de mon contrat et mes propres questionnements. La complexité a été d’introduire un point de vue critique sur le mouvement occitan tout en livrant les résultats quantitatifs évoqués dans le contrat établi par l’université. Le positionnement adopté dans ce contrat se voulait lui-même neutre par rapport aux conflits internes au mouvement tout étant engagé pour la cause occitane et le renversement de la situation diglossique dans laquelle il se trouve (positionnement historique de la sociolinguistique occitano-catalane). La gestion de tels objectifs contradictoires est difficile et demande un intense travail de réflexivité et d’adaptation qui n’est pas toujours évident à mener dans le cadre des contraintes matérielles et temporelles des contrats fléchés. Cette tension est partie intégrante de ma thèse finale. Cela étant, le fait que je sois parvenu à développer ma propre vision du terrain, en déconstruisant en partie la question de recherche initiale pour l’enrichir d’une réflexion critique sur la question du patrimoine (cf. chronique Les questions de recherche, une question de terrain), reste un jalon important de mon parcours de chercheur. Cette appropriation m’a véritablement amené à prendre conscience de ce qui m’intéressait en tant que sociolinguiste et par la suite j’ai pu répondre à mes covoitureurs et covoitureuses avec un peu plus d’assurance.