En revenant sur mon parcours méthodologique, dans cette chronique je me penche sur la pertinence d’une approche ethnographique des textes et des institutions.

Lyon, novembre 2016.

Je participe à l'une des rencontres entre sociolinguistes qui donneront naissance à ce site web. Après avoir terminé la présentation de mon travail (qui deviendra par la suite la chronique « Sésame, ouvre-toi »), j’attends avec impatience le retour de mes collègues. L’un d’eux prend la parole et pose la question qui tue :  En quoi mon travail historiographique, archivistique, textuel ... est-il ethnographique ? 

Ce n’est pas la première fois qu’on m’adresse cette question. Je me la suis moi-même posée à plusieurs reprises : suis-je (une sorte d’) ethnographe ?
En novembre 2016, j'ai été en mesure de répondre à cette question. C'est à l’automne 2012 que le questionnement avait commencé.

Un début loin de l'ethnographie

À l’automne 2012, je commençais mon travail de recherche doctorale. Ce qui figurait joliment et clairement dans mon projet de recherche d'une vingtaine de pages devait commencer à se réaliser dans les années à venir et à devenir ma thèse de doctorat. La réalisation de cette dernière devait s'appuyer sur une quantité importante de textes institutionnels et historiques (plus de 300 textes) desquels je devais faire sens afin de produire du savoir sociolinguistique. Le début de ma recherche doctorale consistait alors à explorer et à tester diverses méthodes de recherche et outils analytiques. Pour différentes raisons (telles que la formation antérieure, l’appartenance académique, etc.), je me suis tout d'abord tournée vers les concepts et les outils provenant de la tradition linguistique comme l'analyse de discours, la linguistique textuelle et la linguistique énonciative. Si je me suis tout d’abord tournée vers ces domaines de la linguistique (générale), c'est aussi car j'ai démarré ma recherche doctorale avec une certaine vision de l'ethnographie, une vision assez classique, proche de la définition proposée par le Trésor de la langue française informatisée (TLFi) :

Cette vision exclut de fait les textes institutionnels et historiques comme objets d'étude ethnographique. Ainsi, les premières analyses de mes données textuelles relevaient plutôt de l’analyse du contenu, le contexte institutionnel de production de textes y étant pris en compte, mais pas véritablement opérationnalisé pour faire sens des textes. Même si cela m’a permis de bien maîtriser le contenu des textes étudiés, je restais sur ma faim concernant une question centrale : pourquoi ces textes existent-ils, avec ce format et ce contenu spécifiques ?

La découverte deS ethnographieS

Au fur et à mesure de ma socialisation et de ma mobilité académiques, j'ai commencé à réaliser que, contrairement à ce que j'avais naïvement pensé, le terme « ethnographie » peut recouvrir différentes réalités et pratiques de recherche. Certes, certains tiendront toujours à la définition « classique » de l’ethnographie, comme celle que nous propose le TLFi. Même si on peut le considérer comme cadre restrictif, cela reste un cadre fonctionnel. Toute étude mobilisant ce cadre s’inscrit dans une longue tradition de recherche qualitative et d’usage des méthodes jugées légitimes, comme l’observation directe ou encore les entretiens (voir Bachmann, Lindenfeld, et Simonin 1981; Blommaert et Jie 2010).

D’autres chercheurs, tout en s’appuyant sur les principes méthodologiques de l’ethnographie dite « classique », ont développé d’« autres » ethnographies, comme, par exemple, l’ethnographie institutionnelle (voir notamment le travail de Smith 2005, récemment traduit en français). D’autres encore revendiquent une ethnographie historique (Blommaert 1999). Depuis quelques décennies, l’ethnographie du web (connue également sous le nom de netnographie = network + ethnographie) occupe, implicitement ou explicitement, une place importante dans la création et dans la réalisation des projets de recherche (voir Boellstorff et al. 2012).

Ma découverte deS ethnographieS ne s’est alors pas uniquement limitée à la découverte des différentes méthodes de recherche et divers outils d'analyses. Elle a aussi impliqué que je considère la réalité sociale que j’examine et le savoir que je produis sous un autre angle, i.e. dans une approche constructiviste qui reconnaît le rôle des textes et des institutions dans la construction d’une réalité sociale. Au fil de mon travail, l’analyse des textes institutionnels et historiques dans une perspective ethnographique commençait à faire du sens. Cela m’orientait vers une acception plus large de la définition de l’ethnographie, ainsi que vers mon (auto)considération comme une ethnographe1Tenant compte du fait qu'être désigné comme ethnographe et s’auto-désigner comme tel est autant une décision personnelle que la suite d’une conjoncture scientifico-académique..

Ainsi, le questionnement portait ses fruits : en m’appuyant sur les travaux menés en ethnographie institutionnelle et/ou en ethnographie historique, j’ai pu élaborer une approche ethnographique adaptée à mon entreprise historiographique. En outre, cette approche a été reconnue comme légitime par des représentants de la communauté scientifique (jury de thèse, commission d’évaluation de demandes de financements...). Elle consiste, to make long story short, à considérer une institution, en l’occurrence internationale, comme une communauté se caractérisant par des mœurs et coutumes qui lui sont propres et qui la font exister. Comme toute communauté, son existence s’inscrit dans une antériorité, à savoir dans une historicité, qui loin de juste de servir de décor, nous apprend considérablement sur la communauté d’aujourd’hui. Les acteurs, les mœurs et les coutumes historiques sont donc approchés à travers un prisme ethnographique impliquant la description et l’analyse des pratiques du passé par une observation et reconstruction textuelles. En effet, les textes et les liens qu’ils maintiennent entre eux contribuent à l’existence et au fonctionnement de cette communauté institutionnelle.

Pour conclure : On ne naît pas ethnographe, on le devient

Avec la découverte deS ethnographieS, j’ai pu dépasser la définition « classique » de l’ethnographie et de l'ethnographe. Sortir de ce cadre de réflexion nourri par une tradition de recherche pouvant sembler immuable et exclusive me permettait d’aborder les textes et les institutions comme objets d’étude ethnographique. Avec la découverte deS ethnographieS, j’ai pu choisir « mon » ethnographie, théoriquement étayée et méthodologiquement adéquate pour mon projet de recherche ; en étant évolutive, la légitimité de mon approche ethnographico-historico-institutionnelle puise dans l’ensemble des traditions de recherches en ethnographieS.

Alors, suis-je pour autant devenue une ethnographe ? Certainement pas au sens du terme donné par le TLFi. En revanche, j’adhère pleinement au « programme intellectuel » (« intellectual program » Blommaert et Dong 2010 : 5) de l’ethnographie qui consiste à :

      • Situer le langage et le discours dans la vie sociale et à les étudier comme des pratiques sociales ;
      • Appréhender le langage et le discours dans le contexte et donc dans un ensemble de relations de pouvoir ;
      • Considérer l’intérêt pour l’histoire (du langage, du discours, mais également des données) comme partie intégrante de la recherche ethnographique et de la production du savoir ;
      • Complexifier et problématiser ce qui semble être pris pour acquis par les différents acteurs (locuteurs, producteurs de textes et de discours…), y compris par les chercheurs.

En ce sens oui, je suis bien devenue une ethnographe. Et ce devenir ethnographique continue. Quatre ans après la rencontre à Lyon, lorsque je me suis mise à réfléchir sur une thématique à traiter dans une deuxième chronique, je me suis rendu compte que la question de la part ethnographique de mon travail historiographique n’a perdu ni d’importance ni de pertinence. Elle me permet de prolonger la réflexion méthodologique, de réinscrire mon étude historiographique dans les approches ethnographiques et d’élargir l’agenda des recherches ethnographiques.

  • Auteur•e•s

    Zorana Sokolovska

  • Projet de recherche

    Les débats sur les langues dans une Europe en projet: généalogie discursive, idéologies langagières et constructions (post)nationales au Conseil de l'Europe

  • Geste

    Questionner

  • Publié 2020-09-08
  • Comment citer cet article

    Sokolovska, Zorana, 2020. Être ou ne pas être ethnographe. Chroniques du terrain [en ligne]. Disponible à l’adresse URL: https://www.chroniquesduterrain.org/questionner/etre-ethnographe

  • Références
    • References
      • Bachmann, C., Lindenfeld, J., et Simonin, J.. 1981. Langage et communications sociales. Paris Fontenay-Saint-Cloud: Hatier CRÉDIF.
      • Blommaert, J.. 1999. « The debate is open ». In Language ideological debates, 1‑38. Berlin: Mouton de Gruyter.
      • Blommaert, J. & Dong J.. 2010. « Ethnography ». In Ethnographic Fieldwork: A Beginner’s Guide, 4‑14. Multilingual Matters.
      • Boellstorff, Tom et al.. 2012. Ethnography and Virtual Worlds: A Handbook of Method. Princeton University Press.
      • Smith, D. E. 2005. Institutional ethnography. A Sociology for people. Lanham ; New York ; Toronto etc.: AltaMira Press
  • Lectures recommandées
    • Lectures recommandées
      • Duchêne, A. 2008. Ideologies across nations. The construction of linguistic minorities at the United Nations. Berlin ; New York: Mouton de Gruyter.